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Rapport du Sénat sur les carrés confessionnels

Bilan et perspectives de la législation funéraire – Sérénité des vivants et respect des défunts

12 novembre 2014

D. FAIRE ÉVOLUER LA CONCEPTION ET LA GESTION DES CIMETIÈRES

Nonobstant la question déjà évoquée de la possibilité offerte aux communes et aux établissements publics de coopération intercommunale de recourir à la délégation de service public pour créer et gérer des sites cinéraires, la conception et la gestion des cimetières sont aujourd’hui confrontées à un double défi : assurer la conciliation des principes de neutralité et de liberté de conscience et promouvoir leur esthétique.
1. Concilier les principes de neutralité et de liberté de conscience

Le principe de neutralité des cimetières semble aujourd’hui fragilisé par certaines demandes religieuses. Pour les satisfaire, les communes sont conduites, et même incitées par le ministère de l’intérieur, à créer des carrés confessionnels dans une situation de relative insécurité juridique.
a) Le contenu du principe de neutralité des cimetières

Le principe de neutralité des cimetières résulte de trois lois adoptées dans les débuts de la IIIe République.

La loi du 14 novembre 1881 a ainsi abrogé l’article 15 du décret du 23 prairial an XII, qui imposait aux communes d’affecter une partie du cimetière ou de créer un cimetière spécialement affecté à chaque culte, et interdit tout regroupement par confession sous la forme d’une séparation matérielle du reste du cimetière.

Celle du 5 avril 1884 a ensuite soumis le maire à une obligation de neutralité dans l’exercice de son pouvoir de police des funérailles et des cimetières.

Enfin, l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 a affirmé le principe de neutralité des parties publiques des cimetières, en interdisant « d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement que ce soit, à l’exception des édifices servant aux cultes, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. »

Ces dispositions, dont certaines figurent désormais aux articles L. 2213-7 et L. 2213-9 du code général des collectivités territoriales, emportent également interdiction de créer ou d’agrandir un cimetière confessionnel existant42(*).

Elles trouvent leur justification dans la nécessité de respecter la liberté des croyances et des convictions en assurant la neutralité des lieux d’inhumation ouverts à toutes les confessions. Aristide Briand déclarait ainsi en juin 1905 qu’« un cimetière est un endroit collectif sur lequel tous les habitants d’une commune ont des droits : les protestants, les israélites ou libres penseurs comme les catholiques.43(*) »

Pour autant, les règles constituant le principe de neutralité des cimetières ne s’opposent pas à la liberté de religion des titulaires de concessions funéraires et de leurs familles :

– les signes et emblèmes religieux sont autorisés sur les sépultures, l’article L. 2223-12 du code général des collectivités territoriales disposant que « tout particulier peut, sans autorisation, faire placer sur la fosse d’un parent ou d’un ami une pierre sépulcrale ou autre signe indicatif de sépulture » ;

– le principe de liberté des funérailles posé par la loi du 15 novembre 1887 trouve son prolongement dans la règle posée à l’article L. 2213-11 du code général des collectivités territoriales, selon laquelle : « il est procédé aux cérémonies conformément aux coutumes et suivant les différents cultes ; il est libre aux familles d’en régler la dépense selon leurs moyens et facultés ».

Les restrictions à ces principes susceptibles d’être apportées par le maire ne peuvent être fondées que sur des considérations tirées de la protection de la décence, de la sûreté, de la tranquillité ou de la salubrité publiques.

Ne peut être ainsi autorisée, comme le veut la tradition musulmane, l’inhumation en pleine terre et sans cercueil. Lors de son audition, M. Fouad Alaoui, vice-président du Conseil français du culte musulman a toutefois précisé que la législation musulmane n’interdisait pas les inhumations dans un cercueil.

En revanche, la famille peut librement décider de la position du défunt et de l’emplacement d’une éventuelle stèle sur la sépulture ou de l’aspect extérieur de celle-ci, « sous la seule réserve que le parti pris ne soit pas choquant pour les autres familles et, ainsi, de nature à provoquer des troubles à l’ordre public. »
b) La pratique de l’aménagement de carrés confessionnels

La création de carrés confessionnels est actuellement laissée à la libre appréciation du maire, au titre de son pouvoir de fixer l’endroit affecté à chaque tombe dans les cimetières. Elle est revendiquée par certaines familles, notamment de confession israélite ou musulmane, encouragée par les pouvoirs publics mais placée dans une situation de relative insécurité juridique.

Lors de son audition, le grand rabbin Michel Gugenheim a souligné l’importance de regrouper les défunts par cercles concentriques en fonction de leurs appartenances, notamment familiale et religieuse. Il a ainsi exprimé le souhait que la pratique des carrés confessionnels soit consacrée et rendue obligatoire par la loi.

M. Fouad Alaoui, vice-président du Conseil français du culte musulman, a pour sa part salué la progression du nombre des carrés musulmans, mais souligné que le besoin restait énorme et qu’un grand nombre de communes n’en avaient pas créé. Relevant que l’inhumation devait obligatoirement avoir lieu dans la commune du lieu de résidence ou de décès du défunt, il a souligné que les familles n’avaient bien souvent le choix qu’entre renoncer au carré musulman ou décider l’expatriation du corps. Aussi a-t-il également exprimé le souhait que la création de carrés musulmans soit rendue obligatoire, à tout le moins, dans les cimetières nouvellement créés, notamment les cimetières intercommunaux.

Cette pratique est encouragée par le ministère de l’intérieur. Deux circulaires du 28 novembre 1975 et du 14 février 1991 ont ainsi invité les préfets à recommander aux maires de leur département « d’user des pouvoirs qu’ils détiennent pour réserver aux Français de confession islamique, si la demande leur en est présentée et à chaque fois que le nombre d’inhumations le justifiera, des carrés spéciaux dans les cimetières existants. »

Pour prévenir tout contentieux, la circulaire de 1975 expose que les carrés confessionnels doivent prendre la forme de « regroupements de fait » et que la neutralité de l’ensemble du cimetière doit être préservée tant dans son aspect extérieur que par la possibilité laissée aux familles de toutes religions de s’y faire inhumer. Celle de 1991 apporte les compléments suivants : l’inhumation ne doit résulter que de la manifestation expresse de la volonté du défunt ou de la demande de la famille ou de toute personne habilitée à régler les funérailles ; l’inhumation dans les autres parties du cimetière doit toujours rester possible ; le carré confessionnel ne doit pas être séparé du reste du cimetière par une séparation matérielle de quelque nature qu’elle soit mais constituer simplement un espace réservé dont la disposition générale permet l’orientation des tombes dans une direction déterminée ; il n’appartient pas au maire, saisi d’une demande d’inhumation dans le carré confessionnel du cimetière communal, de vérifier auprès d’une autorité religieuse ou non la confession du défunt.

Les maires ne s’en trouvent pas moins dans une situation de relative insécurité juridique. Ainsi, dans un arrêt du 5 juillet 1993, Epoux Darmon, le tribunal administratif de Grenoble a considéré que, pour refuser d’attribuer une concession dans le « carré juif » où les requérants la désiraient, le maire ne pouvait écarter leur demande, sans excéder ses pouvoirs, en se fondant exclusivement sur la circonstance que des autorités religieuses déniaient l’appartenance de la personne décédée à la confession israélite. Dans son rapport public pour 2004, le Conseil d’Etat relève que « l’institution de carrés confessionnels dans les cimetières n’est donc pas possible en droit. Toutefois, en pratique, les carrés confessionnels sont admis et même encouragés par les pouvoirs publics afin de répondre aux demandes des familles, de confession musulmane notamment, de voir se créer dans les cimetières des lieux d’inhumation réservés à leurs membres44(*). »

Comme le déplore le grand rabbin Michel Gugenheim, les familles sont ainsi à la merci de maires livrés à eux-mêmes. Que faire dans ces conditions ?

Les arguments en faveur du développement de carrés confessionnels ou même de cimetières confessionnels sont la stabilisation et l’intégration des populations concernées.

M. Fouad Alaoui, vice-président du Conseil français du culte musulman, a ainsi observé que l’absence de carré confessionnel constituait la cause majeure de l’expatriation d’environ 80 % des corps des personnes de confession musulmane décédées dans notre pays, un nombre croissant d’entre elles ayant pourtant la nationalité française. Incontestablement, cette expatriation ne favorise pas l’intégration des populations concernées.

Le 19 avril 2003, lors du vingtième rassemblement de l’Union des Organisations Islamiques de France, M. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, a déclaré : « je pense encore au problème des carrés musulmans dans les cimetières qui suppose que vous puissiez définir avec les maires ces emplacements. Chacun doit pouvoir enterrer ses morts, les prier, les honorer, les aimer dans le respect de sa religion et de sa culture. Devant la mort, nous sommes tous égaux. La peine d’un musulman est la même que celle d’un catholique, d’un juif ou d’un protestant. »

Quant à la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, présidée par M. Bernard Stasi, elle a simplement indiqué dans son rapport remis en décembre 2003 au Président de la République que : « La laïcité ne peut servir d’alibi aux autorités municipales pour refuser que des tombes soient orientées dans les cimetières45(*). »

A l’inverse, la création de carrés ou de cimetières confessionnels peut être ressentie par une partie de la population comme un signe de cloisonnement, volontaire ou non, de certaines communautés. Lors de son audition, M. Pascal-Hervé Daniel, chef du service des cimetières de la Ville de Paris, a ainsi relevé une multiplication des demandes de carrés réservés aux branches qui composent les différentes confessions, à des nationalités ou encore des groupes ethniques.

Ce risque de communautarisme doit être nuancé. L’existence de cimetières ou carrés juifs et protestants n’a pas menacé l’unité de la République et leur grand nombre rend inenvisageable un retour à une conception stricte du principe de neutralité des cimetières et une interdiction des regroupements confessionnels.

Consacrer dans la loi la possibilité pour les maires de créer des regroupements confessionnels au sein des cimetières permettrait certes de préserver le caractère interconfessionnel des cimetières et de donner une base légale aux pratiques actuelles. Toutefois, l’intervention du législateur risque, en pratique, de soulever davantage de difficultés qu’elle n’en résoudrait : inévitablement se poserait la question de transformer la possibilité actuellement reconnue aux maires en une obligation ; par ailleurs, il deviendrait difficile pour les maires de ne pas faire droit à toute demande de carré confessionnel, au risque de méconnaître les principes d’égalité et de neutralité ; enfin, une telle modification de la législation ne manquerait pas de poser problème au regard du principe de laïcité, fondement du cimetière communal.

Devant ces difficultés, M. Nicolas Sarkozy, ministre d’Etat, ministre de l’intérieur et de l’aménagement du territoire, a créé une commission chargée, sous la présidence de M. Jean-Pierre Machelon, professeur de droit à l’université Paris V, de mener une réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics en abordant, outre la question des carrés confessionnels, celles du régime fiscal des cultes, de la construction et de l’aménagement des lieux de culte, de la police spéciale des cimetières et de l’articulation entre les associations cultuelles régies par la loi de 1905 et les associations régies par la loi de 1901.

A ce stade de leur réflexion, vos rapporteurs ne préconisent donc pas de modification de la législation, le respect des recommandations édictées dans les circulaires de 1975 et de 1991 leur semblant, d’une part, favoriser le règlement de cette question, d’autre part, limiter les risques contentieux. Ils pensent que seul un approfondissement du dialogue avec les maires doit permettre d’apporter une réponse à ces questions.

Ils insistent toutefois sur le nécessaire respect des rituels souhaités par les défunts conformément aux dispositions d’ores et déjà inscrites dans le code général des collectivités territoriales. Ils considèrent que ce respect justifie pleinement la présence au sein de l’ensemble des crématoriums d’une « salle omnicultes ».
c) La gestion des sépultures

Les conditions de reprise des sépultures par les communes doivent être améliorées pour faciliter la gestion des cimetières et mieux respecter les volontés des défunts et de leurs familles.

La reprise des sépultures constitue une nécessité. Elle permet en effet non seulement d’attribuer des emplacements aux nouveaux défunts mais également de préserver la sécurité et l’hygiène du cimetière, lorsque les concessions particulières ne sont pas suffisamment entretenues.

Elle peut être décidée par le conseil municipal à l’expiration du délai de rotation -de cinq ans au moins- pour les sépultures en terrain commun et en cas de non renouvellement ou d’abandon pour les concessions particulières.

L’exhumation du corps est décidée par le maire. La présence d’un parent ou d’un mandataire de la famille n’est pas nécessaire et les personnels chargés de cette opération n’ont pas à posséder l’habilitation funéraire, à l’inverse de ce qui est prévu pour les exhumations effectuées à la demande des familles. En revanche, une surveillance par des fonctionnaires est requise et l’absence de respect dû aux morts peut être constitutive du délit de violation de sépulture et d’atteinte à l’intégrité du cadavre46(*).

Les restes exhumés doivent être « réunis dans un cercueil de dimensions appropriées », dénommé reliquaire ou boîte à ossements (article R. 2223-20 du code général des collectivités territoriales) pour être réinhumés dans l’ossuaire. Le maire a toutefois la faculté de faire procéder à la crémation des restes présents dans les concessions reprises.

Les conditions dans lesquelles les opérations d’exhumation sont effectuées sont critiquées : les fonctionnaires chargés de les surveiller ne sont pas toujours présents, loin s’en faut, et les personnels qui les effectuent ne prennent pas toutes les précautions sanitaires qui, si elles étaient respectées, ne les exposeraient à guère de risques, selon M. Fabien Squinazi, médecin chef au laboratoire d’hygiène de la ville de Paris, rapporteur du Conseil supérieur d’hygiène publique. L’amélioration de la situation suppose en l’espèce une application rigoureuse, plutôt qu’une modification, de la législation ou de la réglementation.

En revanche, la législation relative aux ossuaires mérite d’être clarifiée.

La Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République jugeait ainsi dans son rapport précité qu’« il est souhaitable que le ministère de l’intérieur invite au respect des convictions religieuses, notamment à l’occasion de l’expiration des concessions funéraires. En liaison avec les responsables religieux, la récupération des concessions doit se faire dans des conditions respectueuses des exigences confessionnelles, avec un aménagement des ossuaires adapté. Les collectivités pourraient se doter de comités d’éthique afin de permettre un dialogue avec les différentes communautés religieuses, et de régler les difficultés susceptibles de se poser47(*). »

Vos rapporteurs souhaitent en premier lieu garantir le droit, pour toute personne qui le souhaite, que ses restes ne donnent jamais lieu à crémation. Ce souhait peut résulter d’une conviction personnelle ou religieuse : en effet, si la crémation est admise par les religions catholique et protestante, elle ne l’est pas par les religions musulmane et juive.

En conséquence, ils jugent nécessaire de prévoir la création d’au moins deux ossuaires distincts, l’un d’entre eux étant destiné à accueillir les restes des personnes ayant manifesté leur opposition à la crémation. En revanche, il leur semble préférable de laisser aux communes le soin de faire droit ou non à la revendication d’ossuaires confessionnels.

Recommandation n° 25 : Garantir le droit, pour toute personne qui le souhaite, que ses restes ne donnent jamais lieu à crémation, ce qui implique la création de deux ossuaires.

En second lieu et comme le préconise la proposition de loi n° 464 (Sénat, 2004-2005), il conviendrait de permettre au maire de faire procéder à la crémation des corps des personnes décédées dont les obsèques sont prises en charge par la commune lorsque les défunts en ont exprimé la volonté.

Recommandation n° 26 : Permettre au maire de faire procéder à la crémation des corps des personnes décédées dont les obsèques sont prises en charge par la commune lorsque les défunts en ont exprimé la volonté.

De telles modifications semblent de nature à concilier à la fois les impératifs de bonne gestion des cimetières et le respect du principe de la liberté des funérailles.

* 42 Conseil d’Etat – 17 juin 1938 – Dame veuve Derode.

* 43 Journal officiel de la chambre des députés – deuxième séance des débats du 28 juin 1905 – page 2557.

* 44 Rapport public pour 2004 – page 327.

* 45 Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République – Rapport remis le 11 décembre 2003 au Président de la République – page 65.

* 46 Cour de cassation – 25 octobre 2000 – X…

* 47 Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République – Rapport remis le 11 décembre 2003 au Président de la République – page 65.